L'anorexie... en détails...
A partir de quand peut-on parler de troubles ? Et une fois ces troubles identifiés, encore faut-il un diagnostic plus précis, car les TCA sont des maladies à part entière. Leur impact sur la vie au quotien est le plus dur et souvent à l’origine des consultations, les patients finissant par se résoudre à consulter sous la pression de leurs proches
I TCA: Quand? Comment?
Au-delà des critères objectifs (l’IMC) ou même des critères esthétiques, qui marqueraient une frontière visible entre « normalité » et pathologie. Il existe des définitions psychiatriques internationales précises, mais elles ne font que décrire que des symptômes, derrière lesquels se cache:
Les définitions ci-dessous sont celles du DSM-IV-TR (2000, version française de 2004, édition Masson).
Anorexie
Refus de maintenir le poids corporel au niveau ou au-dessus d’un poids minimum normal pour l’âge et pour la taille.
Peur intense de prendre du poids ou de devenir gros, alors que le poids est inférieur à la normale
Altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps, influence excessive du poids ou de la forme corporelle sur l’estime de soi, ou déni de la gravité de la maigreur actuelle
Chez les femmes postpubères, aménorrhée, c’est-à-dire absence d’au moins trois cycles menstruels consécutifs.
2 types : - restrictif (pas de crise de boulimie, ni vomissements provoqués ni prise de purgatifs)
- avec crises de boulimie/vomissements ou prise de purgatifs régulières
Boulimie
Survenue récurrente de crises de boulimie, répondant à 2 caractéristiques :
- absorption, en une période de temps limitée (ex : moins de 2 heures) d’une quantité de nourriture largement supérieure à ce que la plupart des gens absorberaient en une période de temps similaire et dans les mêmes circonstances
- sentiment d’une perte de contrôle sur le comportement alimentaire pendant la crise (ex : sentiment de ne pas pouvoir s’arrêter de manger ou de ne pas pouvoir contrôler ce qu’on mange, ou la quantité que l’on mange)
Comportements compensatoires inappropriés et récurrents visant à prévenir la prise de poids, tels que :
vomissements provoqués, emploi abusif de laxatifs, diurétiques, lavements ou autres médicaments ; jeûne, exercice physique excessif
Les crises de boulimie et le comportements compensatoires inappropriés surviennent tous deux, en moyenne, au moins 2 fois par semaine pendant 3 mois
L’estime de soi est influencée de manière excessive par le poids et la forme corporelle. Le trouble ne survient pas exclusivement pendant des épisodes d’anorexie mentale
2 types : - avec vomissements ou prise de purgatifs
- sans vomissements ni prise de purgatifs
Trouble des conduites alimentaires non spécifié
Exemples :
- tous les critères de l’anorexie ou de la boulimie, sauf un
- mâchage et recrachage, sans avaler, de grandes quantités de nourriture
- hyperphagie boulimique (binge eating disorder) : épisodes récurrents de crises de boulimie, sans recours régulier aux comportements compensatoires inappropriés.
L'entrée dans la maladie:
L’anorexie commence toujours, un jour, par un régime. La réflexion d’un proche, le sentiment de se trouver trop gros(se)s… Les futurs malades entament un régime, et maigrissent rapidement. Grisés par leur capacité de contrôle, l’amaigrissement agit comme une drogue, et la restriction ne peut plus s’arrêter.
Certain(e)s anorexiques craquent pourtant, et deviennent boulimiques. C’est un phénomène bien connu de ceux qui font le yoyo : affamé, on se jette ensuite sur la nourriture. Sauf qu’en l’occurrence, regrossir relève de la phobie, et le moyen le plus sûr pour concilier ses désirs contradictoires est alors … de vomir, ou d’abuser des laxatifs. Cette solution apparaît d’abord comme idéale, puisqu’elle permet de rester mince sans se priver de rien.
Mais rapidement la machine s’emballe. L’interdit transgressé, il n’y a plus de limite à la jouissance. Le sentiment d’impunité sans fin achève d’enclencher un processus addictif. Le sujet est drogué à la boulimie, qui lui procure un plaisir sans contre partie négative. Du moins apparemment – tout comme la « vraie » drogue. Le processus addictif est en tout cas toujours le même : envie irrépressible, assouvissement procurant un soulagement intense, puis abattement, culpabilité et mal-être, réactivant l’envie, etc.
Les effets secondaires ne tardent pas à se faire sentir : fatigue, voire épuisement, envahissement par le besoin de jouissance qui organise la vie quotidienne, coût financier, et bien sûr effets physiologiques qui peuvent être gravissimes.
L’hyperphagie boulimique peut être un passage par lequel est éventuellement passé l’anorexique, mais plus généralement, c’est un trouble spécifique, aux mécanismes psycho-affectifs un peu différents. De survenue plus insidieuse que l’anorexie, qui se déclenche souvent brutalement, l’hyperphagie boulimique est une forme de suralimentation particulière.
Les facteurs déclancheurs:
Il faut être très prudent dans ce domaine, car si on constate certaines grandes tendances, chaque cas est singulier et il est parfois très difficile, voire inutile, de se focaliser sur les causes de déclenchement de la maladie.
La puberté, l’adolescence
Parce que les TCA se déclarent le plus souvent à l’adolescence, et plus spécifiquement dans le sillage de la puberté, il faut porter une attention particulière à l’impact de ce processus biologique sur l’image du corps, et donc sur la norme esthétique que chacun se forge. Certes, certaines images de mode peuvent brouiller plus ou moins fortement les repères des adolescentes en matière de minceur (au-delà du 36, je suis grosse). Mais l’expérience clinique montre tous les jours que les repères internes seront d’autant plus perturbés par les images extérieures qu’ils auront été fragiles au départ.
A l’adolescence, on peut assister à un engrenage morbide
- L’effroi devant un corps qui prend du volume plus rapidement que jamais au cours de la croissance, et face à des pensées et des désirs inédits et incontrôlables
- Un besoin de maîtrise de ces changements subis et brusques, qui se traduit par la mise sous tutelle du corps par la pensée. « Avantage » concret de ce processus : la pensée est canalisée sur des préoccupations alimentaires et/ou corporelles, la détournant de pensées vécues comme trop dangereuses ; les changements du corps ne sont plus vécus passivement mais résultent de la volonté de son « propriétaire ».
- L’effet paradoxal de la société de liberté et de responsabilité : les jeunes n’ayant plus comme dérivatif à leurs tourments de s’en prendre à des parents qui les auraient excessivement contraints, ils ne peuvent s’en prendre… qu’à eux-mêmes. Les TCA sont avant tout une attaque du corps, et s’accompagnent d’ailleurs souvent d’autres comportements autodestructeurs touchant le corps (scarifications, automutilations…), les relations aux autres (sabordage des relations affectives), ou la vie même (tentatives de suicide).
Un événement de vie désorganisant
Par exemple :
- un changement : d’école, de ville, de quartier…
- une séparation, un deuil, un divorce…
- des remarques humiliantes sur le poids venant de quelqu’un occupant une place affective importante (parent ; professeur ; camarade…)
La plupart des patients atteints de TCA sont des personnalités qui du mal à vivre avec l’incertitude et le changement inhérents à la vie (d’où leur vulnérabilité à la puberté). C’est pourquoi des événements qui bouleversent trop leur environnement peuvent contribuer à déclencher la maladie, qui se porte sur le corps parce que le mal-être ne peut se dire autrement.
Des abus sexuels ou de la violence psychologique ou physique
Souvent constatés chez les malades atteints de TCA, ces traumatismes sont à l’origine de nombreuses pathologies psychiques, et ne sont donc malheureusement pas spécifiques aux TCA.
Leurs conséquences sont le plus souvent un manque d’estime de soi qui entame tous les secteurs de la vie, et une difficulté, voire une impossibilité à trouver dans la relation à l’autre autre chose qu’une répétition de l’expérience passée, c’est-à-dire de la souffrance.
Des phénomènes d’addiction se retrouvent souvent, l’objet inanimé (alcool, drogue, jeux, ou nourriture…) apportant un réconfort que l’on pense pouvoir maîtriser, contrairement aux relations interpersonnelles.
Plus spécifiquement, les TCA, parce qu’ils relèvent d’une problématique orale, peuvent révéler des carences affectives d’ordre très primaires, c’est-à-dire portant sur les bases même de la constitution de l’individu dans ses toutes premières expériences du monde qui l’entoure.
Il ne faut surtout pas en déduire qu’un TCA implique nécessairement une carence de ce type, ni que tous les abus, négligences ou violences subis impliquent des TCA. Là entre en jeu la notion de « résilience », c’est-à-dire la capacité à surmonter les traumatismes de l’enfance, propre à chacun.
Se nourrir: loin d'être un acte neutre:
Du nourrisson qui tête plus ou moins goulûment au vieillard qui ne s’alimente plus, en passant par le fin gourmet, l’homme entretient avec la nourriture un rapport à la fois élémentaire et très sophistiqué. Elle est pour lui à la fois un besoin vital mais aussi, de tout temps, et dans toutes les civilisations, un plaisir.
Chez la victime de trouble du comportement alimentaire, la nourriture est tellement chargée symboliquement qu’elle ne peut plus être appréhendée dans sa fonction la plus essentielle et basique d’apport d’énergie. Un rapport irrationnel et obsédant à l’alimentation se met en place, avec des rituels, des phobies, des évitements, des compulsions, des comptages de calories, un contrôle permanent de tout ce qui est ingéré, un emploi du temps organisé autour de la nourriture…
Uns signification particulière:
-
La nourriture vécue comme sensation forte à défaut d’émotion : les personnalités boulimiques
La boulimie se situe à mi-chemin entre la déprime soignée par du chocolat et l’angoisse profonde traitée par la drogue. Le rapport à l’alimentation s’apparente à celui du drogué avec son produit, sauf qu’il s’agit de nourriture.
Tout le processus est sinon le même, et il est décrit dans de nombreux ouvrages et sites Internet.
-
La nourriture méprisée autant qu’adorée : les personnalités anorexiques
S’alimenter, boire, avoir une sexualité… autant de besoins communs aux hommes et aux animaux. Que cette part d’animalité procure de surcroît du plaisir peut être insupportable à certains sujets, leur trivialité leur faisant honte. Ils confondent besoin primaire et manque de volonté. Maîtriser le corps est une manière de montrer qu’on peut être plus fort que cette trivialité, d’affirmer sa supériorité d’être humain et d’une certaine manière de braver une condition si précaire.
Cette recherche d’ascétisme, d’indépendance par rapport à nos besoins les plus triviaux, a toujours existé, chez les grands religieux notamment. Mais la société de consommation a contribué à sa flambée.
II Les TCA, POURQUOI?
Pourquoi la nourriture ?
Parce qu’elle touche un besoin d’ordre très primaire, la nourriture exprime la part la plus primitive de l’affectivité. Le premier contact de l’être humain avec le monde passe par la nourriture, du moment même de sa gestation. Se nourrir est sa première compétence. En même temps, elle organise à la fois sa relation à lui-même et aux autres. C’est pourquoi, schématiquement, lorsque le processus de maturation affective se bloque, on peut assister à une sorte de régression dans la manière de gérer cette relation. Les sentiments, les émotions, ne passent plus (pas) par les mots mais par le corps, à la façon du bébé qui, dénué de langage, crie pour faire savoir ses besoins. A l’origine de ce recours au comportement, il y a toujours de l’angoisse. Elle s’exprime de cette manière parce que c’est le moyen que la personne a instinctivement (ou inconsciemment) considéré comme le plus approprié pour canaliser son angoisse.
Pourquoi devrait-il y avoir un comportement alimentaire « type » ?
Parmi les maladies psychiques, les TCA occupent une place à part. Notamment parce qu’interviennent des aspects philosophiques, ethnologiques et sociologiques qui ne contribuent pas à la clarté. Car après tout, chacun a sa manière de manger, individuellement mais aussi collectivement, selon les rites religieux, les coutumes nationales ou tribales, l’abondance ou la rareté de la nourriture, etc. D’où l’importance d’un cadre de référence à la fois précis et adapté à la culture (familiale, religieuse, etc) du patient. Car il faut pouvoir lui donner des repères (qui lui manquent souvent, ou qu’il a perdus) tout en tenant compte de son individualité. Lui ré-apprendre à se nourrir, mais plus comme s’il était encore un enfant puisqu’on ne repart pas de zéro.
A maladie coriace prise en charge plurielle
Par leurs aspects multiples (comportementaux, psychologiques, sociaux…), et leurs racines tout aussi nombreuses, les TCA nécessitent le plus souvent une prise en charge par plusieurs intervenants : psychothérapeute, diététicien, généraliste (en ville), art-thérapeute, ergothérapeute, kinésithérapeute, etc (à l’hôpital).
Côté psychothérapie, tout l’enjeu sera de repartir de la fragilité interne, pour progressivement rendre l’addiction « inutile » (cf schéma dessus). Mais tout moment n’est pas propice à l’enclenchement, à la poursuite et au succès d’une psychothérapie.
Le rapport familiale (parce que je pense que ça me concerne...):
Mises en garde
1/ Tout ce qui est décrit ici correspond au vécu subjectif du sujet malade, et pas forcément à la réalité. Ainsi, les proches, en tant que proches, participent de l’organisation mentale qui structure la personnalité du malade, mais ils ne sont pas pour autant responsables du déclenchement de la maladie.
Des parents peuvent avoir, sans le savoir, un comportement susceptible de déclencher une maladie. MAIS ce comportement peut tout aussi bien être suscité par les propres comportements du (futur) malade. Tout ceci se fait à l’insu des uns et des autres, et il est par conséquent inutile de chercher des coupables.
En revanche, il est essentiel de prendre conscience des mécanismes qui peut favoriser la maladie, afin de s’en dégager. Ainsi, typiquement, les parents d’une anorexique vont s’inquiéter fortement pour elle, ce qui augmentera d’autant les de la maladie et risquera de la renforcer. Que les uns et les autres prennent conscience de cette situation (notamment au travers d’entretiens réunissant la famille), et il sera déjà plus facile d’essayer de la traiter. A condition toutefois d’être prêt à renoncer à ces bénéfices : ce sera tout l’enjeu du processus de changement, dans la psychothérapie.
2/ On entend ici « la mère » et « le père » en référence aux fonctions traditionnellement attribuées à l’un ou l’autre (par exemple, pour la mère, le nourrissage quotidien). Ainsi, « la mère » peut être dans la réalité le père, si c’est lui qui a assumé un rôle plus traditionnellement dévolu à la mère. De même, « le père » peut être en réalité la mère, si elle joue davantage un rôle d’éducateur que de « maternage ».
Il n’y a pas de famille spécifiquement pathogène
en matière de TCA (familles stables ou déstructurées, familles nombreuses ou monoparentales, traditionnelles ou plus modernes). Du moins pas sur le plan des habitudes alimentaires.
Certaines organisations familiales peuvent favoriser les troubles du comportement (pas seulement alimentaire), mais davantage par leur mode de fonctionnement au sens large que par leur manière de partager (ou pas) des repas, ou par la composition de ceux-ci. Bien sûr, il faut ici exclure les familles d’obèses, où l’hyperphagie est intégrée comme habitude de vie. Dans certaines familles on crie ; dans d’autres on ne parle pas ; dans d’autres on mange… Il y a aussi, bien sûr, les familles où l’apparence physique occupe une place excessive, au même titre que la réussite scolaire et sociale par exemple. Mais comme toujours, pour un enfant qui se pliera à cette ambition, un autre, ne pouvant l’assumer, en sera victime.
Schématiquement, on peut dire que les troubles comportementaux apparaissent davantage dans les familles où l’opposition ne peut se dire. Et même si ce sont des familles où « on parle beaucoup ».
Le rapport au père : être à la hauteur
- Une relation (trop) privilégiée : à l’exigence intellectuelle du père l’enfant a répondu par une application à être le meilleur, et il en a tiré le bénéfice d’être (ou de se vivre comme) le « préféré ». Là où la relation devient pathogène, c’est lorsqu’elle a renforcé ou induit chez l’enfant l’idée qu’il devait être parfait pour être aimé. Dès lors, tout échec est assimilé au risque de perdre non seulement la position de préféré mais même d’être aimé.
- En effet, l’enfant s’est alors placé dans une sorte de sophisme aliénant : si être aimé = être parfait, alors ne pas être parfait = ne pas être aimé. Un positionnement affectif par extrême (tout ou rien) se met alors en place, avec beaucoup de difficultés à s’en dégager.
- A l’adolescence, la sexualité, et le champ des possibles qu’elle ouvre, bouleversent la relation. Soit l’adolescent assume d’aller « voir ailleurs » au risque de perdre sa place auprès de son père, soit il s’agrippe à sa place d’enfant, et fera tout pour la garder. Le corps, source potentielle de perdition, risque alors de devenir objet de maltraitance. Les relations amoureuses, s’il y en a, seront le plus souvent difficiles, balançant entre gel des sentiments (trop dangereux), culpabilité de faire souffrir à cause de cette froideur, et plongée dans la maladie quand la culpabilité devient envahissante.
Le tout sans que le malade comprenne pourquoi il fait tant souffrir son partenaire.
Le rapport à la mère : fusionnel
Autre versant d’un besoin excessif d’être rassuré sur l’amour des parents : le besoin d’être le plus proche possible de la mère.
Toujours dans la logique du besoin de pallier le risque de ne pas être aimé, le sujet associe l’extrême proximité avec les parents, et notamment la mère, avec l’assurance d’être aimé. On trouve souvent (mais pas toujours) des parents anxieux, qui ont eux-mêmes besoin de cette proximité avec leur enfant, lequel l’entretient.
C’est sur ce terrain que se développe un bénéfice secondaire morbide fondamental de la maladie : en inquiétant (à juste titre) les proches, elle les enchaîne de manière particulièrement efficace au malade. Mais justement, en resserrant le nœud, elle empêche le malade de se dégager. Tout l’enjeu est alors, pour les proches, de sortir du jeu. Ce qui est particulièrement difficile et nécessite généralement d’être accompagné.
Ce qui s'affiche... Ce qui se cache...:
Honte: Toute ma vie tourne autour de la nourriture, c’est nul, je n’arrive plus à penser à rien d’autre et à rien faire d’autre que d’y penser ; je n’arrive plus à me concentrer, je suis de moins en moins performante dans mes études ou mon travail ; quand je fais des boulimies je mens tout le temps pour les cacher ; je me sens minable une fois que j’ai vomi ; je ferais n’importe quoi pour de la nourriture ; avec tout ce que mes parents font pour moi, je suis vraiment nulle de continuer ; je suis ridicule avec mes manies, mes obsessions ; je suis incapable de faire des efforts pour ne pas me goinfrer ; je suis incapable de manger normalement alors que je sais que je devrais le faire … La honte accompagne toutes les formes de TCA, à un moment ou un autre de leur histoire. Elle empoisonne la vie quotidienne, par l’obligation permanente de se cacher, qui isole rapidement des autres, d’autant qu’elle s’accompagne inévitablement de mensonge. Elle entame progressivement une estime de soi déjà généralement faible, en accréditant la croyance que la relation pathologique à l’alimentation « prouve » une anormalité générale. Et surtout, elle enferme dans la maladie, qui ne peut être soignée tant qu’elle n’est pas acceptée comme telle.
Fierté (des anorexiques): Je contrôle, je suis capable de « mater » mon corps, d’en faire ce que je veux. La fierté constitue un enfermement supplémentaire pour les anorexiques, du moins tant que cette fierté est plus forte que la honte. Bien sûr, une anorexique dira qu’elle veut guérir, comme un alcoolique dira qu’il veut se sevrer. Mais dans le fond, son attachement au bénéfice secondaire du symptôme (fierté de la capacité de contrôle chez l’anorexique ; apaisement de l’angoisse chez l’alcoolique) est trop fort pour supplanter ce vœu rationnel. Chez les boulimiques aussi, la fierté existe si le poids est contrôlé, même si les crises de boulimie entament sérieusement l’image de contrôle que le malade voudrait avoir de soi. Mais lorsque le poids dérive, c’est la honte qui prédomine, parfois accompagnée d’une attitude plus « bravache » que fière, opposée à celle de l’anorexique qui affiche souvent une humilité un peu honteuse derrière laquelle se cache en fait un solide attachement à sa « supériorité ».
L’exhibitionnisme est une sorte de dérive de ce mix honte-fierté: Comme le timide qui se soigne en devenant comédien, le malade souffrant de TCA soigne sa honte par l’exhibitionnisme.
Pulsion
Je suis incapable de réguler mon envie de manger, ou au contraire mon dégoût de manger. Je crois pouvoir contrôler (anorexique), faire des efforts (boulimiques), mais je n’arrive pas à lutter contre quelque chose qui s’impose à moi, plus fort que moi.
La pulsion génère une souffrance d’autant plus grande que le malade a conscience de son caractère irrationnel. Plus elle envahit le quotidien, plus elle se traduit par l’incapacité à vivre comme les autres. Or quoi de plus quotidien – et même pluri-quotidien – que l’alimentation ?
Quand la pulsion se fixe sur l’alimentation, sa capacité de nuisance devient redoutable, chaque jour qui commence ouvrant une nouvelle guerre entre le patient et lui-même.
Le mensonge:
Face au mensonge, il faut toujours signifier au malade qu’on est lucide sur la réalité, sans pour autant vouloir absolument la lui faire accepter. Ne pas l’obliger à être honnête, mais bien montrer qu’on ne partage pas son mensonge.
A soi : l’anorexique certaine de s’en sortir seule en se maintenant au poids qu’elle a décrété idéal ; la boulimique qui a trouvé la solution idéale en se purgeant ; l’hyperphagique-boulimique qui court les diététiciens et endocrinologues, se plaignant de grossir rien qu’en regardant un morceau de chocolat….
Si l’on excepte les véritables cas de troubles métaboliques, qu’il n’est JAMAIS inutile d’investiguer, l’être humain est doté, pour l’alimentation, d’un système d’autorégulation, où tous les signaux sont en place pour lui rappeler ses besoins vitaux (sensations de faim, de soif), ses excès ponctuels (digestion difficile, crise de foie...) ou répétés (prise de poids, cholestérol…), ses manquements (amaigrissement…), sa fragilité (gastroentérites, « tourista »…).
L’un des aspects non négligeable des TCA est la difficulté d’entretenir une relation réaliste à son corps (qui a ses avantages et ses inconvénients), prié de se plier aux besoins psychiques. D’où le mensonge à soi-même : des anorexiques qui veulent maintenir un poids inférieur à leur poids de forme ; des boulimiques-anorexiques qui nient les effets de l’alimentation et/ou des purges sur leur organisme ; des boulimiques-hyperphagiques qui mangent sans pouvoir tenir compte des effets d’une suralimentation sur l’organisme.
Aux autres : « je n’ai pas d’autre choix pour avoir la paix »Le mensonge devient rapidement le lot quotidien de toute personne atteinte de TCA, qu’il s’agisse de dire qu’on a mangé ou au contraire pas mangé, pour deux raisons :
- parce que la vérité rendrait la vie quotidienne impossible pour l’entourage, et par ricochet pour le malade lui-même. Si les proches savaient réellement ce que le malade vit, ils pourraient en tomber eux-mêmes malades d’angoisse !
- parce que le mensonge permet au malade d’avoir les comportements dont il a psychiquement besoin .
Pour les anorexiques, comme pour les hyperphagiques, le mensonge s’appuie sur un déni de la réalité (« je mange comme tout le monde »), mais il finit par buter sur les conséquences visibles de la maladie (amaigrissement/ obésité).
Pour les boulimiques anorexiques ou à poids normal, en revanche, le mensonge peut s’enraciner beaucoup plus durablement, car il est doublement stimulé :
- par le côté magique de la purge, qui est un mensonge « par action » (un acte en efface un autre)
- par la très forte culpabilité que les pertes de contrôle engendrent
La solitude:
Cercle vicieux
Les victimes de TCA sont à la recherche désespérée, et plus ou moins consciente, d’une autosuffisance affective. La maladie les coupe donc, assez logiquement, des autres, sans pourtant qu’elles y trouvent satisfaction. Dans un premier temps, l’isolement les soulage de l’angoisse générée par la relation à l’autre. Mais rapidement, il les enferme dans une solitude qui n’était pas non plus souhaitée.
Les malades s’aperçoivent ainsi que la solution qu’ils pensaient avoir trouvée est un leurre, vouée à l’échec, à la déception, et finalement à la perte d’estime de soi.
Mais aussi motivation à se soigner
Renvoyé exclusivement à lui-même, il doit toucher le fond du désespoir pour ne plus vouloir se laisser mourir.
Ce parallèle vient parfois à l’esprit lorsqu’on rencontre des patients souffrant de TCA. La solitude revient comme un leitmotiv dans la motivation à se soigner, avec la culpabilité de faire souffrir les autres (qui n’est qu’une autre facette de la solitude).
L’instauration d’une relation thérapeutique représente alors la première étape vers la sortie de l’isolement. C’est pour cela que sa mise en place, puis sa consolidation, et sa poursuite dans le temps constituent en soi des étapes vers la guérison.
L’isolement lors de l’hospitalisation
La coupure d’avec la famille a longtemps été pratiquée quasiment comme un dogme dans les hospitalisations pour TCA. L’objectif était d’abord de mettre le malade à l’écart d’un milieu d’origine considéré comme facteur de trouble (ou du moins entretenant le trouble) ; mais aussi de le motiver à la guérison en levant l’isolement à mesure des progrès thérapeutiques.
Outre que l’adhésion aux soins, dans cette optique, ne repose pas sur des bases très authentiques (mais il faut parfois user de moyens radicaux dans certains cas graves), on peut s’interroger sur l’efficacité de cette pratique :
- soit qu’elle soit efficace, mais pas pour les raisons que l’on pensequi met surtout en avant « la qualité des relations nouvelles qui se sont créées » au cours de l’hospitalisation plus que « le désir de retrouver ses parents au plus vite »
- soit qu’elle ne le soit pas, l’hospitalisation étant interrompue prématurément en raison d’un isolement trop rigide et/ou trop brutal.
Aujourd’hui, la plupart des établissements pratiquent toujours la séparation d’avec les proches, au moins dans la phase initiale de l’hospitalisation. Très soulageante pour certains, cette méthode est mal acceptée par d’autres. Elle s’inscrit de toute façon dans un cadre thérapeutique pensé de manière globale au sein d’un contrat de soins signé avec un patient consentant.
Le rôle de chacun:
Les parents:sortir du jeu
Les parents sont évidemment en première ligne à tous points de vue : comme responsables (voire coupables) tout désignés de la maladie ; comme soutiens ultimes quand la maladie isole ; comme soignants quand le malade ne veut pas se faire soigner ; comme victimes lorsque la maladie de leur enfant les fait souffrir et dérègle leur vie…
Pour eux, il est essentiel de ne pas :
- se substituer aux soignants. Si le malade a ses parents pour tout, pourquoi ferait-il l’effort de se soigner ? Surtout pour changer ! Il n’a aucun intérêt à sortir de l’assistanat, même si il lui coûte
- oublier l’entourage, en se réduisant à n’être que le parent de cet enfant là
- s’oublier en tant qu’adulte en ne vivant plus qu’à travers la maladie de l’enfant
- oublier qu’il s’agit d’une maladie aux causes multiples, y compris congénitales, et de s’en imaginer être la cause unique ou principale.
Souvent, un enfant malade suscite chez l’un ou l’autre des parents le sentiment d’être indispensable. Sentiment légitime, et pourtant à double tranchant. Car le destin de toutes les espèces est l’accès à l’autonomie à l’âge adulte, sous peine de périr.
C’est bien l’enjeu des TCA les plus graves : rester enfant ou mourir. Et a minima l’enjeu de toutes les maladies du comportement alimentaire : maîtriser sa vie ou se laisser emporter par l’angoisse.
Pour les parents, le seul devoir est d’essayer de comprendre et d’être présent, sans fuir ni envahir l’espace. Au-delà, penser qu’en se consacrant entièrement (en se sacrifiant) à lui, on va le guérir, ce serait croire qu’on peut vivre à la place de son enfant. C’est-à-dire le maintenir dans sa difficulté à vivre.
La fraterie: faire avec les rivalités
Un enfant malade (r)éveille toujours les rivalités des frères et sœurs, puisque les parents s’en occupent matériellement davantage. Par ailleurs, dans le cas des TCA, la fratrie est impliquée au quotidien lorsqu’elle vit avec le malade, ou ponctuellement à l’occasion des repas de famille ou de vacances, mais de toute façon il lui est difficile d’ « oublier » la maladie.
Les réactions oscillent alors entre agressivité (le plus souvent), éloignement par inquiétude ou par lassitude (au bout de quelques mois ou années), et sollicitude voire prise en charge (beaucoup plus rare).
La maladie impacte les relations du malade avec ses frères et sœurs, le rapprochant de certains, l’éloignant d’autres. Vis-à-vis des plus jeunes, il peut y avoir un rapprochement, teinté d’une grande culpabilité à montrer le « mauvais exemple ». La motivation à guérir peut d’ailleurs trouver là une source efficace, car c’est précisément la difficulté spécifique à grandir qui est mise en cause. Le malade peut être poussé à surmonter cette difficulté par le besoin de se montrer protecteur vis-à-vis du plus jeune. Mais ça n’est pas toujours le cas, notamment si le plus jeune se protège de la maladie de son aîné en s’en tenant très à distance.
Plus la maladie dure, plus elle met à l’épreuve les capacités de tolérance des frères et sœurs. Tout dépend aussi de la place que les parents accordent à la maladie. Il est important de rappeler qu’en protégeant la fratrie, on a davantage de chances de préserver les liens entre le malade et elle, qu’en la négligeant par excès de zèle auprès du malade. Les frères et sœurs peuvent alors faire bloc contre leur frère ou sœur malade, l’isolant davantage et accentuant encore, par ricochet, la surprotection parentale à son égard.
Il arrive parfois aussi que, dans une fratrie, une sœur ou un frère s’attache particulièrement à aider le malade. L’enjeu est alors, comme pour les parents, de ne pas se laisser vampiriser, ou de ne pas « utiliser » cette maladie et l’intérêt qu’on y porte, comme écran à ses propres difficultés à faire sa vie.
Là encore, il faut pouvoir garder une juste distance.
Conjoints: la tentation de la béquille:
L’adage « on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux » est parfaitement adapté aux conjoints de personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire. La tentation de jouer le rôle du sauveur, de celui qui guérira l’autre, ou qui du moins sera toujours là, ne l’abandonnera jamais est omniprésente. D’autant que le/la malade sollicite ce comportement.
C’est pourtant précisément ce qui fera la perte du couple, car, comme pour les parents, et plus vivement encore, être aimée malade insupporte la malade.
Les amis: tenir
Le processus d’isolement a naturellement pour effet d’écarter ou de décourager progressivement les amis. Pourtant, les malades souffrant de TCA en ont un besoin crucial. Si les invitations à dîner sont généralement vouées à l’échec, mensonges à l’appui par honte de ne pas pouvoir accepter, il ne faut pas pour autant en conclure que le malade n’a plus envie de voir ses amis. Il souffre au contraire de son isolement, et toute proposition (évitant l’alimentation) sera reçue comme un soutien précieux. Car le désespoir est parfois profond, et le sentiment de faire toujours partie, malgré tout, d’un groupe, d’une communauté autre que parentale donnera a minima l’impression au malade qu’il n’est pas voué à l’enfermement familial pour survivre.
Là encore, ce qui est valable pour la famille est valable pour les amis : garder une juste distance, être à l’écoute, ne pas chercher à « raisonner » ni à soigner, mais proposer éventuellement des adresses de médecins, ou de thérapeutes. Ni plus, ni moins.